Il commençait à se faire tard et surtout à se faire frais, en cette fin d’après midi. Et il était là, flânant le long des trottoirs, l’air las. Il errait dans ces rues, la cigarette au bec et l’œil endormi, jetant distraitement des regards aux divers présentoirs se défilant devant ses yeux.

Il avait envie d’autre chose. Les feuilles tombantes le lui disaient, les lampadaires s’allumant au fur et à mesure de sa marche solitaire le clamaient. Le regard effacé des passants le confirmait. Le soleil, ultime éclat orangé projetait ses lueurs mordorées de défaite imminente face à la vague inaltérable de l’obscurité nocturne. Et il s’accouda à un pont pour regarder cette bataille ô combien récurrente, attendant avec morgue la victoire de la nuit, en fils de Phoebe qu’il était. Après tout, il se sentait mieux la nuit, ombre anonyme parmi la grisaille ambiante, se fondant dans la foule diffuse de ces marcheurs crépusculaires, désabusés, cherchant un semblant de fausse compagnie au milieu d’autres ombres éthérées. Et lui, il en avait désespérément besoin, de sa dose de « camaraderie nocturne » afin d’affronter cette vie fade qui était la sienne. Il ne se souvenait même plus de quand il avait commencé cette obscure routine. Un an ? Deux ? Cinq ? Ou bien n’était ce qu’un atavisme inscrit au plus profond de lui-même qu’il avait réactivé quand son univers avait commencé à se déliter à ses yeux, cherchant dans cet amas de taches d’encre la vie qui le fuyait constamment sous la lumière du jour.

            Il n’était même pas noctambule, ne s’offrant le luxe de pénétrer plus en avant dans ce microcosme confiné, tapissé de velours, de pourpre, de noir et d’écarlate. Non, il n’était qu’un poltron, goutant du bout de la langue cet univers constellé d’encre sans oser y plonger de peur de ne pouvoir remonter. Ou pire, de n’en avoir aucune envie. Non, il préférait rester là, à jouer avec la tentation, sans y céder, vivant ses travers comme son existence, à moitié, en y laissant l’essentiel de sa saveur.

 

Le soleil finit par être vaincu, et la lune, triomphante, commença sa danse dans le firmament, hurlant sa victoire minutée sur ce maudit astre diurne. Et il reprit sa marche, mais en sens inverse, cette fois. Il était temps de retourner dans ce fichu monde réel, devoir harassant mais ô combien nécessaire. Chacun de ses pas ne faisait que réajuster la chape de plomb qu’était la réalité, rivée sur ses épaules. Mais il en avait besoin. C’était ce poids qui le contraignant à poursuivre sa route, vers la respectabilité et cette pseudo sociabilité.

            Il arriva dans son quartier, et à cet instant, son air de bonhomie revint, figeant ses traits en ce masque souriant, les yeux joyeux, ce type que tout le monde appréciait et qui inspirait la confiance. Et c’est avec ce sourire engageant de charmant homme qu’il introduisit sa clé dans la serrure, poussa la porte et lança un tonitruant « chérie, je suis rentré », aussi bruyant que le fracas de se chaussures retombant dans le vestibule, sas qui séparait l’homme aimé du monstre en devenir. Et en serrant sa femme dans ses bras, il se demandait combien de temps il allait pouvoir retenir ses démons, ses furies qui se chamaillaient dans sa tête à chaque ballade solitaire. De jours en jours, les pulsions augmentaient en force et en pression, chuchotant à son oreille des pensées de plus en plus scabreuses, de plus en plus illicites, de plus en plus tentantes.

 

Ce n’était plus qu’une question de temps